Après que le ministre de l’Intérieur s’est vu rappeler à l’ordre par le Conseil d’État sur ses affirmations erronées concernant le droit de manifester en France, certaines des attaques qu’il subit souffrent elles-mêmes d’approximations… auxquelles il ne répond pas toujours de la façon la plus transparente.
Les faits : Une intervention devant la Commission des Lois
Le 5 avril 2023 Gérald Darmanin était auditionné au Sénat sur la gestion du maintien de l’ordre depuis les mobilisations contre la réforme des retraites jusqu’aux évènements de Sainte-Soline. L’introduction du président de la Commission donne le ton. François Noël Buffet annonçant son parti pris avant même l’ouverture des débats : « Des interrogations ont fait jour par un certain nombre de mouvements politiques ou associatifs contestant parfois les conditions dans lesquelles les forces de l’ordre sont intervenues. […] ou le défenseur des droits qui a dit des choses […] cet ensemble de débats visant même parfois à confondre le rôle de chacun, à inverser les rôles, créent des circonstances qui ne sont pas acceptables et nécessitent la clarté. »
La commission s’ouvre donc avec l’intention affichée de servir de tribune au ministre pour contester les critiques exprimées par la société civile. Rapidement des élus présents dans la salle s’en prennent aux institutions françaises. Comme François Bonhomme, sénateur du Tarn-et-Garonne qui va jusqu’à contester la légitimité du Défenseur des Droits : « Les conditions de maintien de l’ordre ont parfaitement été respectées, en dépit des bobards et des observateurs des pratiques policières autoproclamés comme la Ligue de Défense des droits de l’Homme ou le Défenseur des droits qui s’autosaisit. » Le Défenseur des droits sert pourtant à redonner confiance en l’État. Son titre est crée lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique du 29 mars 2011. Il est nommé par le Président de la République.
La première intervention de Gérald Darmanin devant la Commission concerne l’importante quantité de renseignements obtenus avant la journée du 23 mars et les émeutes : « 552 blessés chez les forces de l’ordre […] pourquoi ? Parce que le document montre que l’ultra gauche décide à partir du 17 mars d’infiltrer le mouvement social et d’en prendre la direction. Voici les notes de la DRPP : nous avions prévu que des groupuscules allaient organiser contre les symboles du capital, je cite les notes, contre les forces de l’ordre, contre les institutions contre ceux qui représentent l’État ou les services publics […] ces notes sont à la disposition du Parlement […] elles sont nombreuses et documentées. ».
S’ensuit une très longue liste des violations du droit depuis le 16 mars : 1851 interpellations, 299 atteintes contre des institutions publiques, 132 atteintes de permanences parlementaires. 2500 incendies de voie publique, 56 incendies de véhicule et 13 bâtiments incendiés. Le ministre est dans son rôle en s’opposant vigoureusement à ces crimes, mais le qualificatif d’ultra gauche constitue déjà une première simplification. Si la présence anticapitaliste et autonomiste est indéniable au sein des émeutes, il n’est pas possible de taire le patchwork de radicaux qui ont sévi. Où est la dissidence dans la synthèse du ministre de l’Intérieur ? Comme le confirme l’article de Rue89 sur l’incendie de la mairie de Bordeaux, l’extrême droite est bien active dans ces violences. Un certain nombre d’éditorialistes se sont gaussés de voir une mairie de gauche incendiée par « l’ultra gauche ». Mais des témoins et une vidéo rapportent les slogans entendus lors de cet incendie « Elle est à qui la France ? A nous ». Slogan constitutif de l’extrême droite. L’incendie s’est d’ailleurs produit le jour d’un procès contre des militants néo-nazis actifs sur Bordeaux.
Le ministre diffuse ensuite des vidéos de jets de pavé qui permettent de constater l’extrême violence subie par la Police et la mise en danger qui en résulte. La présence policière et la réaction aux casseurs sont contestés par la mouvance anti-Police. Mais des oppositions plus mesurées, comprenant un certain nombre de titre de Presse, pointent du doigt des usages de la force contre les mauvaises personnes. Et l’absence de sanctions [exemple dans ce lien avec des coups de matraque sur des journalistes]. Est aussi pointée du doigt la dissimulation du RIO, un matricule essentiel pour déposer plainte contre un fonctionnaire de Police suspecté de violences illégales. Sollicité sur ce point le Conseil d’Etat considère le 5 avril que le ministère de l’Intérieur respecte ses obligations en émettant des rappels réguliers concernant l’obligation de porter son numéro RIO. Mais aucune sanction n’est prononcée et force et de constater qu’un très grand nombre de fonctionnaires de Police dissimulent leur RIO dans une poche. Quand le numéro n’est pas tout simplement masqué par le matériel porté.
Un dérapage de la Ligue des Droits de l’Homme ?
L’interrogation du ministre sur les subventions reçues par la Ligue des Droits de l’Homme est l’élément qui est ressorti dans la presse française pour traiter l’actualité de la Commission. Le propos est léger mais une autre séquence explique l’agacement du ministre : « nous avons rappelé un certains nombres d’interdictions, je pense notamment aux arrêtés pris par madame la préfète pour l’interdiction du transport d’arme. Sachez que cet arrêté qui semble frappé du point de bon sens a été attaqué au tribunal par la Ligue des Droits de l’Homme. Le Tribunal administratif a validé fort heureusement le travail de la préfète des Deux-Sèvre, mais pour vous dire dans quel état d’esprit un certain nombre de personnes étaient en vue de cette manifestation. » Effectivement la Ligue de Défense des droits de l’Homme a contesté l’arrêté du 17 mars 2023 qui stipule :
L’argumentaire utilisé par la LDH est troublant : « l’arrêté attaqué porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté personnelle, à la liberté d’expression collective des idées et des opinions, au droit au respect de la vie privée et au droit de propriété. » On comprend mal quelle est l’atteinte à la liberté de circulation et d’opinion concernant l’interdiction du transport d’arme et d’arme par destination. A plus forte raison quand la manifestation de Melle fut par ailleurs autorisée.
Un point était cependant audible : « il ne fournit pas de limite, ni de précision quant à la nature de ces objets ».
La situation du Ministère était donc compliquée. Avec d’un côté l’accusation de ne pas assez lutter contre la venue des casseurs et d’autres part une la Ligue des Droits de l’Homme qui conteste un arrêté permettant de limiter les armes sur le lieu de rassemblement.
Les enjeux : Le droit de manifester et l'arrestation des auteurs de menace violente
Côté ministère, on estime que le droit de manifester a été respecté concernant les méga-bassines. Une solution fut effectivement proposée : « Une autorisation a été donnée à la ville de Melle. Il y a eu une manifestation avec plusieurs milliers de personnes pacifiques où les gens pouvaient dire leur opinion contre les bassines. Et une manifestation extrêmement violente dans les champs à proximité des bassines qui elle n’était pas autorisée. Donc si les gens voulaient continuer à manifester leur opinion contre les bassines ils pouvaient le faire évidemment à Melle. » argumente le ministre.
En revanche le ministère a aussi le devoir de faire tout son possible pour qu’une manifestation ne soit pas interdite à cause d’une minorité violente. Une partie de cette obligation a été remplie : « nous avons travaillé non seulement aux contrôles des frontières, puisque les services de renseignements allemands, italiens, suisses et espagnols évoquaient le fait que leur ultra gauche comptait venir à Sainte-Soline […] nous avons d’ailleurs interpellé un certain nombre de personnes à ces frontières en prenant des IAT ».
Concernant les casseurs français : « Nous avons fait beaucoup de contrôles notamment autour de Sainte Soline pour l’arrivée. Je rappelle qu’il y a eu 24.000 contrôlés pendant les 3 jours qui ont précédé : 62 couteaux saisis, 67 boules de pétanque, 13 haches, 5 matraques et battes de baseball, 6 bidons d’essence. » Le filtrage sur place était donc existant et a obtenu des résultats.
Prétexter une absence de moyens légaux :
Arrive le point essentiel de l’audience, la réponse aux accusations de ne pas agir pour arrêter les casseurs identifiés en amont du 23 mars : « On me dit : vous aviez l’information, pourquoi vous n’avez pas interpellé les personnes ? La projet de loi de monsieur Retailleau repris par le ministre Castaner a été censuré par le conseil constitutionnel et empêche le ministre de l’Intérieur d’interpeller des personnes que l’on qualifie de casseur à la veille d’une manifestation. »
Cette attaque contre le Conseil Constitutionnel est contestable. Le projet de loi évoqué par monsieur Darmanin est la loi anti-casseur. La concernant, Bruno Retailleau était lui même satisfait de l’avis exprimé par le Conseil Constitutionnel : « Avec cette décision dont on ne peut que se féliciter, le Conseil constitutionnel confirme que notre démocratie peut se donner les moyens de lutter contre l’hyper violence. » et d’ajouter « La censure du Conseil constitutionnel n’a porté que sur l’article 3, dont les dispositions avaient été durcies par l’Assemblée nationale par rapport au texte issu du Sénat. »
Le Conseil Constitutionnel n’empêche pas l’interpellation des casseurs :
Seul l’article 3 de la loi anti casseur est mis en défaut. Il ne concerne pas l’interpellation de personnes désirant commettre des crimes mais les interdictions de manifester sans passage devant les tribunaux et sans précision des manifestations concernées. Ce qui fut rejeté c’est la volonté du précédent Ministre de l’Intérieur de se substituer aux décisions de justice pour choisir seul qui a le droit ou non, de participer à une manifestation. Or il existe en France un principe essentiel, la séparation des pouvoirs et le Conseil Constitutionnel veille à ce que l’exécutif ne s’arroge pas un pouvoir absolu. Le Conseil précise : «cette mesure d’interdiction (d’accéder à une manifestation) ne serait pas nécessaire, dès lors qu’une personne ayant suscité des troubles dans une manifestation peut déjà être sanctionnée pénalement par l’autorité judiciaire, le cas échéant par une interdiction de manifester […] Cet article violerait enfin le droit à un procès équitable et le droit à un recours juridictionnel effectif en ce qu’il autorise, dans certaines hypothèses, l’autorité administrative à notifier l’arrêté d’interdiction de manifester sans respecter un délai préalable de quarante-huit heures entre cette notification et la manifestation. »
L’arrestation préventive, un concept trompeur :
L’arrestation préventive, terme souvent utilisé par la Presse, ne concerne pas une interpellation précédant un acte criminel. « On ne peut pas faire du Minority Report en France » commente anonymement un fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur. L’article 62-2 du Code de Procédure Pénale stipule que pour être placé en garde à vue il doit exister « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». L’arrestation concerne donc la réalisation en cours ou passé d’un délit ou d’un crime supposé. L’arrestation est ensuite justifiée ou contestable, et suivi ou non d’une plainte et procédure judiciaire.
L’on pourrait donc croire que le Ministre est effectivement dépourvu face à des intentions de commettre un crime dans le futur. Mais l’intention de commettre des attaques sur les forces de l’ordre, pour lesquelles Gérald Darmanin affirme de lui même qu’il a reçu de nombreuses notes, pourrait autoriser le recours aux lois anti-terroristes. Les moyens restent cependant limités : sur accord du Procureur de la République il est possible de limiter le périmètre de circulation du présumé casseur s’inscrivant dans l’acte de violence contre les institutions, l’astreindre à pointer au commissariat et la personne visée peut contester la décision auprès du Tribunal Administratif. LOI n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme : « Aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme, toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes »
Il conviendrait de réaliser un audit sur les capacités réelles à arrêter des personnes qui expriment leurs intentions de détruire des biens ou d’attaquer des personnes. Pour cela faut-il encore pouvoir classer juridiquement les casseurs dans le registre du terrorisme. Cette option dépend bien évidemment des éléments entre les mains des services de Renseignement : la précision des alertes, les preuves associées et l’identification du but recherché. Mais il n’est pas possible pour la presse ni pour les organisations de Défense des Droits de l’Homme de consulter ces documents. Contacté par la rédaction, le service de Presse du Ministère de l’Intérieur nous indique «ne pas avoir le droit de communiquer le contenu des notes.» Durant son audition, Gérald Darmanin, suggère aux membres de la Commission des Lois de demander la déclassification des documents de renseignement. Cette action leur permettrait de juger si les informations en amont des violences permettent ou non, au vu du droit, d’empêcher la violence et d’initier une réforme en conséquence.
Par ailleurs pour conduire un débat constructif il faudrait davantage dissocier la réponse sécuritaire faites aux casseurs, aux personnes attaquant les forces de l’ordre, de la réponse policière faite à la désobéissance civile. Ces cas de figure étant trop souvent confondus dans les débats politiques alors qu’il ne s’agit ni des mêmes personnes, ni des mêmes responsabilités juridiques.