L’ANSES recommande la diminution des nitrites dans la charcuterie. Dans son reportage du 12 avril 2022, France Info fait intervenir le directeur de la Fédération française des Charcutiers Traiteurs qui prédit la disparition de recettes traditionnelles et de PME en cas d’interdiction totale des nitrites. Revenons ensemble sur l’histoire de ces produits et vérifions l’affirmation de Bernard Vallat.
Les faits : L’agroindustrie américaine devient tradition européenne
Dans le commerce il faut différencier les mentions commerciales du vocabulaire courant. La tradition se définit comme une pratique héritée de siècle en siècle. Les premiers usages des nitrites dans la charcuterie apparaissent dans les années 1916 aux Etats-Unis. Il s’agit alors d’un sous produit de l’industrie de l’armement qui permet d’augmenter le temps de conservation, réduire les prix et d’accélérer la production.
Dans le commerce agroalimentaire et la réglementation européenne, la tradition a été quelque peu raccourcie. La mention de référence est Spécialité Traditionnelle Garantie (STG) qui se définit ainsi : transmis depuis au moins 30 ans.
On comprend dès lors qu’une interdiction des nitrites ne remettrait pas nécessairement en cause les différents types de charcuteries consommées de génération en génération, mais simplement l’usage d’un produit utilisé en France depuis seulement 50 ans.
En France les nitrites sont autorisés tardivement :
Les nitrites ont rapidement été identifiés comme des produits toxiques. Les industriels américains en 1916 ont d’ailleurs du réaliser des recherches sur le dosage pour éviter des mortalités rapides et obtenir une autorisation pour l’usage alimentaire. Guillaume Coudray, auteur et réalisateur publie en 2017 le livre « Cochonneries Comment la charcuterie est devenue un poison », portant sur la vérification des arguments tenus par les industriels favorables à l’emploi des nitrites.
Lorsque Bernard Vallat parle d’une recette traditionnelle, il considère l’emploi du salpêtre dans la charcuterie depuis 5000 ans, comme l’ancêtre des nitrites. Sur l’un des supports d’information de la FICT on peut lire « La salaison remonterait à 5 000 ans puisqu’à l’époque les hommes ont constaté que la viande se conservait mieux en présence du salpêtre, également appelé nitrate ». La formulation est habile mais il y a 5000 ans la charcuterie utilisait du chlorure de sodium sans usage direct des nitrates de potassium.
D’après Guillaume Coudray le salpêtre est très peu utilisé dans l’alimentaire avant le XIXème siècle où il servait surtout de colorant pour viande rouge, ou pour la conservation des denrées utilisées spécifiquement par la Marine. Lorsqu’il est généralisé dans la conservation de la charcuterie, on constate qu’il se transforme avec le temps en nitrate de potassium.
Le tournant des additifs s’effectue lorsque l’agro alimentaire américain cherche à conquérir les marchés étrangers. Il devient alors essentiel d’allonger la durée de conservation des aliments et réduire les coûts de fabrication pour produire sur un continent et vendre dans un autre. La période est appelée Meatpacking.
En 1820 l’industrie alimentaire américaine choisit donc le nitrate de sodium et le nitrate de potassium comme additif pour éliminer le temps nécessaire à la transformation naturelle du salpêtre. Et si l’on évoque alors l’argument sanitaire, ce serait principalement pour pallier aux mauvaises condition d’hygiène dans les abattoirs et charcuteries.
Les pays européens laissent l’additif concurrencer les savoirs faire locaux, plus longs en terme de production, si bien que la charcuterie avec nitrate devient majoritaire en Europe. Elle constitue alors un changement dans la tradition charcutière en réduisant les étapes de production.
Des chercheurs observent ensuite que les caractéristiques de conservation des nitrates, interviennent lorsqu’ils se transforment en nitrite lors du procédé de salaison. A partir de la Première Guerre Mondiale, les chimistes américains réalisent la synthèse de nitrites de sodium, utilisés dans les usines d’armement. Le produit est disponible massivement et permet alors de s’affranchir des deux étapes précédentes : salpêtre et nitrate. Mais la mortalité liée aux nitrites industriels amènent les autorités allemandes à en interdire l’usage alimentaire dès 1916. Une légalisation intervient en 1934 pour une solution diluée : le sel nitrité.
Côté français, cette autorisation n’intervient que dans les années 1960. De quoi relativiser l’association entre recette traditionnelle, nitrate et nitrite. Pour Guillaume Coudray les arguments traditionnels et sanitaires sont contestables puisque l’emploi de ces produits serait davantage lié à l’industrialisation de la filière porcine et à ses logiques de rentabilité.
En 1979 les médias français s’interrogent sur la dangerosité de ces nouveaux produits alimentaires. Sur TF1, Monsieur Custot membre du Laboratoire Coopératif affirme déjà qu’il est possible et nécessaire de réduire les taux de nitrites, en citant les expérimentations réalisées au Danemark. Le cancérologue Schwarsenberg affirmait quant à lui que plusieurs expériences démontrent le rôle cancérigène des nitrites dans le corps humain avant de dénoncer « L’on joue avec l’argument du risque botulique ». 43 années plus tard, ces innovations sont pourtant considérées traditionnelles par l’agro-industrie.
Le contexte : Un lobbying aux arguments fragiles
Les épidémies de botulisme en France durant la Seconde Guerre Mondiale sont régulièrement invoquées par les industriels pour justifier le recours à des produits toxiques. La maladie étant contractée par la consommation d’aliments avariés. D’après Guillaume Coudray, ces épidémies de botulisme trouvent leur origine dans le développement de la contrebande charcutière durant l’occupation. Avec notamment l’apparition de charcuterie clandestine dans des caves, avec des conditions d’hygiène déplorables.
Pour développer son analyse il cite les risques de botulisme liés à la consommation de poisson et d’olive. Malgré ce risque, plusieurs Etats ont interdit l’emploi des nitrites pour ces productions sans engendrer d’épidémie. En réduisant simplement les dates de péremption et en augmentant les mesures d’hygiène dans les unités de production.
Autre argument : 700.000 tonnes de charcuterie américaine continuent d’être produites sans utiliser de nitrites et sans occasionner d’augmentation des cas de botulisme. Le jambon de Parme vendu en Europe sans nitrite, conduit au même résultat.
A la suite de nombreux débats et propositions de lois, la France se défait petit à petit des argumentaires de l’industrie alimentaire et envisage l’interdiction des nitrites. Le rapport de l’ANSE publié le 12 juillet 2022 préconise « la réduction de l’utilisation d’additifs nitrités dans les charcuteries, qui doit se faire de façon maîtrisée pour éviter l’augmentation de toxi-infections alimentaires. ». Elle invite par ailleurs à redéfinir les doses journalières admissibles établies par l’EFSA et précise « Ces mesures devront être adaptées à chaque catégorie de produits. Par exemple, pour le jambon cuit, la réduction des nitrites pourrait s’accompagner du raccourcissement de la date limite de consommation. Pour le jambon sec, cela supposerait un contrôle strict du taux de sel et de la température au cours des étapes de salage, de repos et d’affinage du produit. »
En réponse le gouvernement français annonce une réforme pour l’automne afin de limiter le recours aux nitrites et n’exclue pas la possibilité d’une interdiction. Celle ci sera difficile face à un lobbying qui remplace l’exposé de ses logiques de rentabilité par une science approximative. L’information à destination des députés sera essentielle.
Des supports d’information administrés par des industriels de la charcuterie
Plusieurs sites internets se présentant comme outil d’information sur les nitrites sont tenus par des lobbyistes et continuent d’altérer la diffusion des recherches scientifiques et historiques dans le débat public.
Le site Info Nitrites présente le sel nitrité à travers les propos de Gilles Nassy, Directeur du Pôle Viandes et Charcuteries de l’Ifip, Institut Français du Porc. La communication diffusée admet des risques de cancer mais s’oriente immédiatement à désigner la composition du sang humain : « Grâce à des programmes de recherche financés par l’ANR (…) des connaissances importantes ont été acquises : concernant le rôle du fer héminique et sa forme nitrosylée qui participe aux réactions d’oxydation et catalyse dans l’estomac et dans le colon ». Par ce déplacement de la causalité, Info Nitrites laisse ouverte la possibilité d’un recours continue au sel nitrité via « l’ajout de calcium sous forme de carbonate de calcium dans le régime du consommateur, l’ajout d’antioxydants (…) Ces solutions éliminent les effets délétères sur le colon des rats (résultant de la consommation de nitrites). »
Le site malgré son titre, est une publication de la Fédération françaises de Charcutiers Traiteurs. Important lobbying de la charcuterie industrielle dont Bernard Vallat est président. Le contenu éditorial du FICT fait parti des premiers sites qui s’affichent aux yeux des consommateurs cherchant à vérifier les informations sur l’additif.
Enjeux : Entre la santé et le prix
Ces éléments masquant des logiques de rentabilité, le consommateur doit être averti : l’interdiction des nitrites enclencherait probablement une hausse des prix de la part des industriels. Par le renforcement des budgets liés à l’hygiène, par la réduction des dates limites de conservation et par l’allongement du temps nécessaire à la production. Selon l’association de consommateur UFC Que Choisir, il est tout à fait possible de produire de la charcuterie sans sel nitrités, ce qui correspond déjà à la pratique de nombreux artisans récemment rejoints par de nouvelles gammes industrielles. En revanche les produits sans nitrites ne se conserveraient que quelques jours.
De plus en plus de produits en grande surface proposent des jambons sans incorporation directe de sel nitrité. Il peut cependant être présent de manière indirecte. La Maison Duler, traiteur charcutier, revendique depuis 30 ans le refus de ces additifs et du salpêtre par les mots suivants et sans épidémie de botulisme : « C’est plus long, plus coûteux et plus délicat de réalisation.» Pour autant des coopératives tentent de réduire le prix par des gammes intermédiaires, comme les Eleveurs Coopérateurs de Brocéliande qui ont sortie leur gamme « grise ». Un pied de nez aux argumentaires des lobbyistes affirmant que le consommateur a besoin d’une couleur vive pour acheter de la charcuterie.
Sources :
– https://www.saint-gery.com/eleveur-de-jambon/salpetre-et-sel-nitrite/
– https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/1979-nitrites-dans-la-charcuterie-et-cancer-on-en-parlait-deja
– https://quimper.ufcquechoisir.fr/2021/05/17/nitrites-attention-danger/
– https://www.lisez.com/livre-grand-format/cochonneries/9782707193582
– https://www.francetvinfo.fr/sante/cancer/viande-cancerogene/l-anses-etablit-un-lien-entre-le-risque-de-cancer-et-l-exposition-aux-nitrates-et-nitrites-notamment-presents-dans-les-charcuteries_5251663.html
– https://www.broceliande.fr/fr/charcuterie-avec-et-sans-nitrites-en-savoir-plus.html