Deux éminents membres de l’ONG ont démissionné. Des décisions motivées par les choix politiques des dirigeants de la cellule des Crises Internationales. Leur déception est partagée par plusieurs experts du droit international, qui soulignent une dérive de la part d’une structure qui s’est historiquement constituée autour de la défense des prisonniers politiques.
Les faits : Deux personnalités d’Amnesty International démissionnent
Oksana Pokalchuk, cheffe du bureau ukrainien d’Amnesty International et Per Wästberg, fondateur de la branche suédoise de l’ONG ont tout les deux démissionné. Ils estiment que la structure a perdu ses fondamentaux.
Le 4 août Amnesty International publie un rapport intitulé Les tactiques de combats ukrainiennes mettent en danger la population civile et accuse l’armée de violation du droit international par la présence de troupes dans les zones résidentielles. D’après Oksana Pokalchuk, juriste et militante des droits de l’homme, la cellule des Crises Internationales en charge du rapport, a refusé d’intégrer le bureau ukrainien dans les recherches et la préparation du dossier : « dès le départ nous sommes entrés dans un coin mort, où les arguments de notre équipe sur l’irrecevabilité et la partialité des documents n’ont pas été pris en compte.» Elle démissionne le lendemain après 5 années de service.
Son bureau a proposé plusieurs données pour objectiver le rapport. Notamment une mise en contacte avec l’armée ukrainienne, ainsi que la vérification des témoignages par une enquête à décharge. « nous les avons convaincus de demander un commentaire officiel au ministère de la Défense ukrainienne, mais malheureusement, ils n’ont pas donné assez de temps pour recevoir une réponse.» ajoute-t-elle. La demande a été formulée seulement 6 jours avant la publication du rapport.
Pour se défendre, Amnesty International explique la méthode de l’organisation qui consiste à ne pas laisser les sections nationales participer aux documents qui concernent leur pays d’implantation. Oksana Pokalchuk rappelle qu’il existe pourtant une dizaine de rapport d’Amnesty International sur les exactions en Ukraine, qui furent fondés sur les enquêtes du bureau ukrainien. La communication du site Amnesty France revendique d’ailleurs l’intérêt des sections nationales en terme d’investigation : « Depuis 2014, le Secrétariat International a également ouvert des bureaux régionaux dans d’autres pays afin de faciliter les recherches, les campagnes et la communication dans différentes parties du monde ». Si il est convenu que la rédaction finale ne doit pas être réalisée par le bureau implanté dans le pays en guerre, il ne semble pas interdit d’écouter ses arguments, notamment lorsqu’ils concernent la méthodologie.
Si l’on pouvait suspecter un conflit d’intérêt pour le bureau ukrainien, la démission de Per Wästberg confirme l’existence d’une crise au sein de la structure. L’humanitaire et journaliste suédois déclare le 10 août « J’ai été membre d’Amnesty International pendant environ 60 ans. C’est une véritable déchirure que de mettre un terme à ma coopération en raison de la guerre en Ukraine. » Selon lui le principal problème de l’ONG réside dans le fait de ne plus se focaliser sur la libération de prisonniers politiques, en déplaçant l’objet des rapports vers le commentaire de guerre. Une direction qui fait sens au regard de la défense des droits de l’homme mais qui ne semble pas s’appuyer sur des expertises à la hauteur des enjeux.
L’une des responsables du rapport est impliquée dans un documentaire de propagande pro-russe :
Le 6 août la chaîne américaine CBS fait la publicité d’un reportage affirmant que seulement 30 % du matériel militaire fourni à l’Ukraine parviendrait à destination. Dénonçant un détournement massif vers le marché noir. Officiels et experts démentent rapidement l’accusation fantaisiste, notamment en rappelant la capacité des pays fournisseurs d’observer l’utilisation de leur livraison sur le terrain ukrainien. Le reportage est rapidement supprimé par la chaîne, le journal Libération justifie ce choix.
Au sein du reportage un témoignage a agité la toile, celui de Donatella Rovera, enquêtrice au sein du fameux rapport accusant l’Ukraine de violation du droit international. Lorsqu’il lui est demandé où se trouvent les armes livrées aux forces ukrainiennes, elle répond de manière assurée «On ne sait pas. Il n’y a vraiment aucune information sur leur destination.»
Après le retrait du reportage, la membre du bureau des crises internationales d’Amnesty dit avoir été manipulée par les auteurs de la vidéo, qui ont associé son propos à d’autres témoignages. Il n’en demeure pas moins que la « neutralité » de cette experte ne semble pas très habile face aux capacités de désinformation de la Russie. Un élément d’autant plus problématique que l’enquête d’Amnesty se déroule en territoire occupé.
Le contexte : Le rapport d’Amnesty pose un jugement juridique erroné
Intéressons nous au contenu du rapport publié le 4 août. Dès les premiers paragraphes on constate des confusions : « Lors de toutes ces investigations, nos chercheurs ont trouvé des éléments prouvant que les forces ukrainiennes ont lancé des attaques depuis des zones résidentielles peuplées et qu’elles se sont aussi basées dans des bâtiments civils dans 19 villes et villages de ces régions »
C’est une manière biaisée de présenter les choses. La nature civile ou militaire d’un bâtiment est déterminée par son usage. Les conventions de Genève relatives à la protection des civils indiquent qu’en situation de guerre, même un hôpital ne regagne son caractère civil qu’à condition d’avoir obtenu un récépissé des autorités « Les Etats qui sont parties à un conflit devront délivrer à tous les hôpitaux civils un document attestant leur caractère d’hôpital civil et établissant que les bâtiments qu’ils occupent ne sont pas utilisés à des fins qui, au sens de l’article 19, pourraient les priver de protection. »
Occuper ces bâtiments ne constituent pas de facto une violation du droit international, comme le prétend Amnesty International. Marc Garlasco, conseiller auprès du bureau des Droits de l’Homme à l’ONU, déclare : « Amnesty International se trompe dans son interprétation des lois ».
My thoughts on the @amnesty report on #Ukraine. These are my personal thoughts and not affiliated with any of the orgs I work for. They got the law wrong. Protocol 1 states militaries shall to the maximum extent feasible AVOID locating military objects near populated areas 1/
— Marc Garlasco (@marcgarlasco) August 5, 2022
Est considéré comme une violation du droit international, tout comportement visant à tromper l’ennemi sur le statut du bâtiment, comme le soulignent les conventions de Genève : « Les hôpitaux civils seront signalés, s’ils y sont autorisés par l’Etat, au moyen de l’emblème prévu à l’article 38 ». Ce n’est donc pas la détection de munitions et d’uniforme ukrainiens dans un hôpital qui détermine la violation du droit. Aucun abus n’a pour le moment été constaté en terme d’utilisation trompeuse de signes distinctifs tels que la croix rouge portée en brassard, ou affichée sur la façade des bâtiments occupés.
Amnesty International juge que « L’utilisation d’hôpitaux à des fins militaires constitue une violation évidente du droit international humanitaire ». C’est tout simplement faux.
La mise en danger des civils par l’implantation de base dans les villes se juge au regard de la menace :
Le positionnement d’unités militaires dans les villes n’est pas interdit mais s’apprécie selon le contexte et les précautions prises. « l’Ukraine peut placer des forces dans les zones qu’elle défend et tout particulièrement lors de combat urbain » précise Marc Garlascos « nous ne sommes pas aux XIXème sièce ». Les conflits modernes ne se privent pas de position dans les centres villes, qui comprennent systématiquement des zones résidentielles, à plus forte raison face à une armée d’invasion qui s’en prend aux civils.
L’un des principes constitutif de la justice réside dans le droit pour l’accusé de présenter des circonstances atténuantes et de pouvoir constituer une défense. Les conventions de Genève prenant cela en considération, stipulent « En raison des dangers que peut présenter pour les hôpitaux la proximité d’objectifs militaires, il conviendra de veiller à ce qu’ils en soient éloignés dans toute la mesure du possible. » Hors le bureau international d’Amnesty n’a pas investigué cette notion « éloignée dans toute la mesure du possible », pas même au regard de la situation dramatique à Boutcha où en l’absence de militaires ukrainiens, l’armée russe à massacré plus de 400 civils.
Par ailleurs le rapport stipule que des attaques ukrainiennes ont été menées depuis des zones proches des bâtiments d’habitation. l’Ukraine est en position défensive face à une invasion qui repose sur une politique de la terre brûlée. Toute attaque par les forces armées ukrainienne réduit le potentiel de destruction russe sur les quartiers civils, qui ont lieu sans discernement, qu’il y est une position de l’armée ukrainienne ou non. Les armes à sous munition sont d’ailleurs employées par la Russie dans le but de chasser la population. Cette stratégie a été employée dès que l’armée d’invasion a constaté la participation de civils, à la défense de leur ville.
Les attaques russes sur les convois d’évacuation démentent l’essentiel du rapport d’AI :
Amnesty International a cependant raison : la position du défenseur ne lui retire par ses obligations légales. Mais l’ONG indique que pour les cas investigués, l’Ukraine n’a pas proposé d’évacuation aux civils : « À notre connaissance, dans les cas sur lesquels nous avons réuni des informations, quand l’armée ukrainienne s’est installée dans des structures civiles dans des zones résidentielles, elle n’a ni demandé aux civils d’évacuer les bâtiments environnants, ni aidé les civils à les évacuer, s’abstenant ainsi de prendre toutes les précautions possibles pour protéger la population civile. » L’obligation de proposer des évacuations existe mais l’interprétation faite par Amnesty permet de censurer leur existence : en cantonnant cette obligation à chaque mouvement des troupes ukrainiennes, l’ong s’interdit de rapporter les nombreuses opérations préalables aux combats observés.
L’armée ukrainienne a conduit et encouragé des évacuations depuis le début de la guerre, que se soit par les discours généraux de Volodymyr Zelensky intimant aux populations présentes dans les zones de combat, de rejoindre les villes de l’ouest du pays, ou par les tentatives d’évacuation par l’armée, les gouverneurs locaux et les ONG. Les forces russes ont parfois signé des accords de cessé le feu en vue d’évacuation, qui ont été immédiatement violés par des tirs sur les cordons d’évacuation. Le journaliste français Frédéric Leclerc-Imhoff est d’ailleurs décédé lors d’une de ces opérations russes.
Une faute méthodologique du rapport réside dans l’absence d’annexe permettant de contrôler les investigations. Le corps du texte est assez flou et complique les vérifications : 19 violations du droit international sont constatés par l’ONG, mais seulement quelques unes sont listées avec une localisation et une date. Le peu de données publiées permet néanmoins de contester les jugements de l’ONG : « Le 28 avril, une frappe aérienne russe a blessé deux employés d’un laboratoire médical dans la banlieue de Kharkiv après que les forces ukrainiennes eurent installé une base dans ce complexe. »
Or le 14 avril, les autorités ukrainiennes ont organisé des convois d’évacuation pour les civils de Kharkiv. L’armée russe a tiré sur les bus d’évacuation, faisant 7 morts et 14 blessés. Cette partie du rapport pourrait constituer une désinformation puisqu’elle dissimule les options d’évacuation et le contexte qui contraint des civils à rester dans les villes menacées.
Concernant la mort d’un homme de 50 ans à Mykolaïv le 10 juin, AI fait intervenir la mère du défunt « Les militaires s’étaient installés dans une maison à côté de la nôtre et mon fils allait souvent voir les soldats pour leur prendre de la nourriture (…) Cet après-midi-là, au moment de la frappe, mon fils se trouvait dans la cour de notre maison et moi j’étais à l’intérieur de la maison. Il a été tué sur le coup. Son corps a été déchiqueté. Notre maison a été en partie détruite. » On constate donc que les civils étaient au courant de cette présence militaire puisqu’ils sont allés demander des rations alimentaires aux soldats ukrainiens.
Et là encore, la ville a bénéficié d’évacuations préalables. Elles ont commencé dès le 13 mars via les volontaires de la Croix Rouges Ukrainienne. Ces évacuations ont eu lieu face aux bombardements indifférenciés réalisés par la Russie. Les forces ukrainiennes ont alors tenté d’installer des dispositifs anti aérien dans la ville, mais les soldats ne sont pas autorisés à forcer les civils à quitter leur logement. Les évacuations ont continué jusqu’en mai où le gouverneur local Serhiy Gaidai dresse un bilan auprès du Guardian « 30% des habitants sont restés dans la zone malgré les ordres d’évacuation ». En cause, le refus d’abandonner ses biens et la peur des bombardements et des mines sur les routes.
Continuons d’inspecter les évacuations pour les villes précisées par le rapport : « Mykola, qui habite dans une tour dans les environs de Lyssytchansk (Donbass) ayant subi plusieurs frappes russes qui ont tué au moins un vieil homme nous a confié : « Je ne comprends pas pourquoi notre armée tire depuis les villes et non depuis la campagne. »» Le principal problème dans cette zone est la stratégie russe qui consiste à bombarder massivement les foyers de résistance. Toujours selon Serhiy Gaidai « les bombardements sur Lyssytchansk sont très puissants, ce qui ne rend plus possible les évacuations pour les 15000 civils se trouvant encore dans la ville », son propos est tenu en juin. Notons que la ville comptabilisait 100000 habitants avant la guerre, soulignant donc l’évacuation de plus de 80 % de la population.
Pour conclure sur cet aspect, rappelons les alertes des autorités ukrainiennes prononcées dès les premières semaines de combat et qui sont totalement omises dans le rapport d’Amnesty International : «Non seulement les occupants ne respectent pas les normes du droit international humanitaire, mais ils ne peuvent pas non plus contrôler correctement leurs hommes sur le terrain. Tout cela crée un tel niveau de danger sur les routes que nous sommes contraints de nous abstenir d’ouvrir des couloirs humanitaires». Pourtant, ces opérations ont plusieurs fois été tentées mais chaque violation par la Russie a poussé les civils à se cacher dans leurs habitations. Risquant de mourir sous les tirs russes qu’ils soient dans leur domicile ou sur un couloir d’évacuation. La Croix Rouge Internationale dénonce d’ailleurs début mars, des évacuations « piégées », proposées par la Russie. « Des membres de l’ICRC sur place ont essayé de sortir de Marioupol par une route proposée par les Russes et supposée sûre, mais ils ont pu constater que la route indiquée était en fait minée», explique un représentant de la Croix Rouge.
Une méthode d’enquête et de rédaction contestée :
La manière dont fut conduite l’enquête d’Amnesty International se résume par l’un des témoignages qu’elle diffuse « Je ne comprends pas pourquoi notre armée tire depuis les villes et non depuis la campagne. ». Le patchwork de témoignages occulte tout les éléments tactiques et stratégiques, tout en altérant le fonctionnement du droit international.
Une armée ne peut pas gagner, ni protéger des villes, en stationnant toutes ses forces dans un champ ou dans les bois. L’imagerie satellite contraint les forces militaires à se dissimuler dans les bâtiments. Malgré cela, de très nombreux tirs d’artillerie restent effectués depuis les champs. Lorsque le tir se réalise à très longue distance ou lorsque le matériel est facilement manœuvrable pour être déplacé après les tirs.
Tirs et mouvement d’un canon Caésar employé par l’armée ukrainienne
D’autre part, le positionnement militaire dans les villes empêche les invasions éclaires. Limitant les possibilités pour l’armée d’invasion de prendre une série de ville en un temps réduit. Permettant par la même de protéger les civils des exactions russes. Le massacre de Boutcha a pu être commis en raison de l’absence de forces ukrainiennes dans les zones résidentielles.
Pour l’association Kharkiv Human Rights Protection Group « La publication le 4 aout n’est pas accompagnée d’un rapport détaillé fournissant les preuves et les confirmations matérielles. Ce qui permet d’avoir des doutes raisonnables concernant la validité de la thèse soutenue par Amnesty International.» Ce manquement méthodologique réduit les possibilités de contre enquête, « Nous ne questionnons pas la véracité de ce qui est publié ni les incidents décrits, mais il est impossible de savoir comment ces éléments ont été collectés ». Amnesty International ne précise pas si les témoins étaient en capacité de s’exprimer librement. Le seul élément disponible étant une mention au fait que les données ont été recueillies dans des territoires occupés par l’armée russe.
Pour l’association, la notion de position militaire dans des bâtiments anciennement de nature civil, permise exclusivement dans l’absence d’alternative, n’a pas non plus été interrogée. Et rappelle que pour conclure sur cet aspect, il aurait fallu intégrer : «les capacités de l’État accusé, les ressources disponibles, l’analyse des menaces et alternatives et la tactique de la nation attaquante ». Chose que nous tentons de faire par cet article.
Concernant les dégâts occasionnés sur les bâtiments résidentiels en périphérie, le rapport précise que la distance entre une base et un immeuble est parfois de 50 mètres. Et ajoute que les forces russes ont utilisé des armes à sous munition. On peut se demander quelle est la faute de l’armée ukrainienne lorsque la réplique russe détruit tout dans un rayon d’une centaine de mètre, alors que le matériel militaire moderne permet des frappes chirurgicales.
Et c’est bien le drame de ce rapport à charge qui ne laisse aucune place aux contres arguments et contre enquête, point dénoncé par le bureau ukrainien. La Russie n’est pas seulement dans une perspective de conquête, mais emploi des tactiques génocidaires. Qui outre l’exécution de civils et les bombardements massifs, comprennent la déportation d’une partie de la population, comme nous le rapportions dans un précédant article. Le gouvernement polonais estime d’ailleurs à un million cinq cents miles le nombre de civils ukrainiens emprisonnés ou déportés par la Russie. De ce fait, l’armée ukrainienne en se positionnant dans les centres villes, participent à la protection des civils même si des drames sont constatés. Ce qu’elle ne pourrait pas faire en restant en rase campagne. Si bien que plusieurs personnalités citées par cet article, affirment que ce qui met le plus en danger les civils ukrainiens, c’est le rapport d’Amnesty International, qui sans réel appui légal, fragilise la défense des villes et la légitimité des forces ukrainiennes.
Sources et bibliographie :
– https://khpg.org/en/1608810998?fbclid=IwAR0qyU8CXrKYpFpNgzvi-ncMoSUpP8Un0xJqkwtp9GfvDaLz-KpiT0jaXtE
– https://reliefweb.int/report/ukraine/evacuating-people-boarding-house-mykolaiv
– https://www.theguardian.com/world/2022/apr/09/russia-east-ukraine-luhansk-residents-evacuate